Quand l’étiquette "pervers narcissique" brouille les repères - Harcèlement au travail
Dans bien des organisations, dès qu’une situation conflictuelle ou un mal-être professionnel se manifeste, une étiquette s’invite rapidement dans les échanges : celle de « pervers narcissique ». Elle vise tantôt un collègue, tantôt un supérieur hiérarchique, et semble fournir une explication simple à des situations complexes.
Pourtant, en réduisant la problématique à la personnalité d’un individu, on risque d’ignorer ce qui en constitue le véritable terreau : des failles organisationnelles, des dysfonctionnements relationnels et une absence de régulation collective.
Un concept flou, une réalité complexe

Le terme « pervers narcissique » n’a aucune valeur juridique. Il ne figure ni dans le Code du travail, ni dans les classifications médicales de référence comme le DSM-5 (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) ou la CIM-11 (Classification internationale des maladies, OMS). S’il existe bien des troubles de la personnalité narcissique ou antisociale, leur diagnostic relève exclusivement du domaine psychiatrique, après une évaluation rigoureuse. En entreprise, l’usage de ce terme repose davantage sur une intuition ou une perception que sur des critères objectifs.
Ce flou conceptuel fragilise la réponse de l’entreprise : lorsqu’un collègue est perçu comme manipulateur, séducteur avec certains, destructeur avec d’autres, le réflexe est souvent de désigner un « profil toxique », un individu malveillant, voire un « psychopathe ordinaire ». Mais cette explication occulte les facteurs systémiques.
La tentation du bouc émissaire
En psychosociologie, le besoin de désigner un responsable unique dans les situations de tension est bien connu. Le concept de « bouc émissaire » (René Girard, 1982) décrit ce mécanisme collectif par lequel un groupe projette ses tensions sur un individu, désigné comme l’origine de tous les maux. Dans ce contexte, l’étiquette de « pervers narcissique » devient une solution commode, presque rassurante : elle évite de regarder ce qui, dans l’organisation, dans le mode de management ou dans la culture d’entreprise, a permis à la situation de se détériorer.
Harcèlement : des critères factuels, pas des profils types
Le Code du travail (article L1152-1) définit le harcèlement moral comme des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits, à la dignité, à la santé physique ou mentale de la personne.
Ce cadre juridique ne s’intéresse pas à la personnalité de l’auteur présumé, mais aux faits, à leur répétition, à leur impact. C’est une approche comportementale, factuelle et observable.
Les travaux de Marie-France Hirigoyen, souvent citée sur le sujet, insistent d’ailleurs sur cette idée : « Le harcèlement moral n’est pas nécessairement lié à une personnalité pathologique ; il peut être le résultat d’un climat organisationnel dégradé » (Le harcèlement moral, 1998).

Ce qui permet au harcèlement de s’installer
Plusieurs études scientifiques soulignent que le harcèlement en milieu professionnel est davantage corrélé à certains facteurs organisationnels qu’à des traits de personnalité. Parmi les facteurs les plus fréquents (INRS, ANACT, Eurofound) :
Une ambiguïté des rôles et des responsabilités ;
Un management autoritaire ou absent ;
Des changements structurels fréquents (fusion, réorganisation…) ;
Une culture du résultat sans espace pour le dialogue ;
L’absence de régulation des conflits ou de procédures de signalement efficaces.
Dans ces contextes, certains comportements déviants peuvent s’installer, voire être tolérés, car ils sont perçus comme « productifs », « efficaces » ou « exigeants ». C’est ce que décrivent les chercheurs Tepper et al. (2007) avec la notion de « destructive leadership tolerated for performance ».
Le danger de juger trop vite
Lorsqu’une entreprise tente de régler un conflit en interne en s’appuyant sur la perception dominante que « quelqu’un est un manipulateur narcissique », elle brouille les lignes de responsabilité. Elle transforme un conflit complexe en duel manichéen.
Cela peut engendrer :
Un climat de suspicion généralisée ;
Une absence de cadre d’analyse structuré ;
Des décisions prises sur la base d’éléments subjectifs ;
Un effet de loupe émotionnelle, où chacun surinterprète les comportements de l’autre.
En somme, la personnalisation du problème empêche souvent la résolution collective.
Ce qu’il faudrait plutôt questionner
La question essentielle n’est donc pas : « Avons-nous un pervers narcissique dans l’équipe ? », mais :
Comment régule-t-on les conflits ?
Quel cadre est posé pour les comportements respectueux ?
Quels signaux faibles n’ont pas été pris au sérieux ?
Comment agit-on face à un salarié en détresse ?
Ce sont ces leviers qui permettent de restaurer un cadre de travail sain, où les comportements déviants ne peuvent ni s’installer ni se banaliser.


Comprendre le climat social pour mieux agir
L’usage de l’étiquette « pervers narcissique » traduit souvent une volonté de comprendre, de mettre des mots sur une souffrance au travail. Mais ce réflexe, aussi humain soit-il, tend à individualiser à outrance des situations qui relèvent bien souvent de dynamiques collectives. En figeant les rôles – victime, bourreau, témoin –, on oublie d’interroger ce qui, dans l’organisation même du travail, a rendu possible, invisible ou tolérable certains comportements.
Dans ce contexte, seule une approche systémique permet de comprendre les causes profondes. C’est tout l’enjeu d’une démarche d’analyse du climat social : créer les conditions d’une parole libre, recueillir les perceptions, objectiver les tensions, et mettre en lumière les leviers d’action.
Comprendre avant d’agir, écouter avant de juger : c’est dans cette posture que l’entreprise peut espérer restaurer un climat de travail sain et durable.